Poétique du cache-misère….

A Toulouse comme ailleurs, le même processus d’uniformisation : derrière les bonnes intentions affichées (faire vivre la culture, revaloriser le patrimoine…), les municipalités cherchent surtout à éjecter les indésirables du territoire urbain. En s’attaquant au cas du Canal du Midi célébré par la ville rose, ZeroS en livre un énième exemple, documenté et convaincant.

A-t-on déjà fêté vos vingt ans le jour de vos vingt et un ans ? Jamais ? Alors peut-être que votre entourage vous aime et se montre suffisamment attentif pour éviter ce genre d’étourderie. Malencontreusement, c’est ce qui est arrivé à Pierre-Paul Riquet, le père du Canal du Midi. Ces temps-ci (année 2010), Toulouse festoie dignement autour de sa dépouille pour ses quatre cents ans… L’année de ses quatre cent un ans . Tyrannie des chiffres ronds, mais mieux vaut tard que jamais !

Pour glorifier dignement son Canal, Toulouse a déployé sur ses berges une artillerie lourde de sucreries artistiques qu’elle a (bien) nommé Chemin(s) d’eau. « Poétique du platane » ou « florilège fluvial » : personne ne sait réellement quels justes qualificatifs employer pour désigner cet instant tanné de prestidigitation urbaine.

« Qu’il est loin mon pays, qu’il est loin
Parfois au fond de moi se raniment

L’eau verte du canal du Midi

Et la brique rouge des Minimes » «  O moun païs, ô Toulouse, ô Toulouse »… les accents béats de nostalgie droitière et chaleureuse de feu Claude Nougaro, artiste international de renommée locale, nous arracheraient presque des larmes. Cependant, les berges du Canal, des Ponts-Jumeaux au Port Saint-Sauveur en passant par la gare Matabiau, relèvent plus des Contes de la folie ordinaire de Charles Bukowski que de la mièvre prose du jazzman régional, dont l’immense portrait glorifié à l’entrée de la rue Pargaminière fleure bon l’impuissante mégalomanie culturelle de la Ville rose nouvellement socialiste. D’ailleurs, les eaux du Canal ne sont pas vertes, mais verdâtres en raison de la stagnation et de l’envasement permanent. Les coûts exorbitants des drainages, de Toulouse à l’étang de Thau, asphyxient la capacité d’intervention des collectivités territoriales et de Voies navigables de France (VNF) .

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De jour, sportifs Décathlon, vieilles bourgeoises décaties, touristes fluviaux et ballots en transit se partagent des résidus de chemins de halage pour, respectivement, entretenir des corps sains, promener des bichons frisés, fuir Toulouse au plus tôt  et observer le spectacle désuet d’une historique saignée fluviale cautérisée à l’asphalte. Entre chien et loup puis de nuit, les abords du canal deviennent le territoire étrange des prostitué-e-s en tous genres, des sans-abri et de squatters que le quidam ne saurait voir. Ce canal-là dérange et «  si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur, eh bien […] » les édiles ne savent plus de quels subterfuges user pour soigner l’honnête concitoyen.

La dynastie Baudis et (en suivant) le couple médiocre Douste-Blazy/Moundenc avait transformé le titre de l’ouvrage de Michel Foucault, Surveiller et punir, en principe directeur dilué par un simple adverbe. Surveiller et punir mollement. Les trois dernières décennies menées par un extrême-centre-droit médiocre furent totalement antisociales. Le Canal est resté en friche. A l’occasion, la police tassait les mauvaises herbes. La Dépêche du Midi noircissait ses colonnes « diversion » . La situation se détériorait. Aucune perspective n’était esquissée. À croire que certains premiers magistrats avaient investi dans les réseaux de prostitution … Récurrence du retour à l’anormal. Ce n’est qu’à l’approche du chant du cygne de droite qu’a émergé un projet formidable de cages à lapin bon marché estampillées Kaufman & Braud – la ZAC des Ponts-Jumeaux – qui n’est pas sans rappeler le meilleur de l’architecture populaire mussolinienne à Rome. Autre époque, mêmes mœurs… la concertation en plus

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ZAC des Ponts-Jumeaux en 3D

De bouche-à-oreille, une légende urbaine persistante se transmet entre générations. Celle-ci raconte qu’entre le déclin du commerce fluvial et les débuts de la dynastie Baudis, un projet avait été soumis de couvrir l’inutile Canal pour couler le premier boulevard périphérique toulousain digne de ce nom. Il n’en fut rien, bien que cela n’empêcha pas l’arrivée en grande pompe de l’automobile et l’endiguement concomitant de la voie fluviale par quelques tonnes de goudron. Privé d’une vie dense et riche lorsque le rail et la route l’ont emporté sur l’eau, le Canal n’a pas cessé d’être négligé jusqu’à l’arrivée triomphante au Capitole d’une faible majorité socialiste gonflée aux bons sentiments et à la volonté infaillible.

ne politique PS municipale de qualité ne peut être que citoyenniste et « culturelle » comme pour Lille, Lyon, Montpellier, Nantes, Paris, etc. Toulouse doit se sculpter une image singulière parmi les métropoles (française) qui comptent. Elle bénéficie de la mono-économie du kérosène  qui lui garantit un avenir radieux au long cours après délocalisation et/ou crise énergétique tel Manchester ou Detroit. Cependant, au sein de la concurrence territoriale globale, il faut rendre les villes attractives et parler aux classes créatives – motrices de l’économie immatérielle – comme l’a théorisé le prophète américain Richard Florida . En ces temps de post-modernité, post-fordisme, capitalisme cognitif, cultural turn et autres gâteries virtuelles, il est de bon ton de brandir l’étendard cultu(r)el, même avec moins d’argent, pour peaufiner l’image de la cité et satisfaire les créateurs. Sous-créatifs, grégaires et autres conservateurs s’abstenir !

Que faire pour reconquérir un territoire non grata ? Une interstice misérable ? Un pli urbain ? Une marge récalcitrante ? Envoyer régulièrement les condés pour éradiquer le racolage passif, vider les squats et déloger les campements de sans-abri ? Oui, mais encore ?…

La Canal livre quotidiennement à qui s’y intéresse des chroniques sociales désastreuses. Remémorons-nous, par exemple, quelques usages des hangars désaffectés de la SNCF derrière la gare. Je me souviens de la venue épique de teufeurs sur la radio associative FMR pour appeler au soutien contre leur expulsion imminente. Une année plus tard, un ami en maraude avec Médecins du Monde débarquait non loin de là pour intervenir auprès d’un groupe de migrants roumains fraîchement arrivés dont un membre avait été sèchement planté. Ceux-ci refusaient vigoureusement de se rendre à l’hôpital de crainte d’être expédiés illico presto hors du territoire national. Etc.

Cependant, les dramatiques péripéties qui ont mené à un retour autoritaire de la puissance publique vers le Canal s’incarnent en 2008 à travers le nettoyage d’un camp de sans-abri (résidu du mouvement Don Quichotte ?) qui agaçait les riverains et le responsable des berges (la VNF) et s’exhibait aux yeux de tous les voyageurs qui pointaient le bout de leur nez hors de la gare. Après plusieurs mois d’occupation, la noyade d’une jeune fille aux abords du campement a accéléré la procédure et le relogement manu militari des sans-abris, dont la presse locale a largement fait écho. Ici, la principale problématique ne réside pas tant dans la résolution d’une situation donnée, mais de la manière dont le placebo est administré… c’est-à-dire en ne s’occupant que de ce qui est visible, spectaculaire et dérangeant. Tant pour les élus que pour les médias locaux, peu importe que des logements de fortune pullulent sous des ponts inaccessibles de la Garonne ou du Canal latéral [Chemin(s) d’eau. Telle est donc l’appellation d’origine instituée de la poétique du cache-misère. Nous ne saurons jamais, des acteurs concernés (élus, techniciens, artistes, etc.), si l’alibi cultu(r)el est issu d’une réelle volonté politique d’oublier et de dissimuler une vie fluviale de peu de vertu ou si le fonctionnalisme ambiant crée une amnésie collective produite par notre société technocratique. Quoiqu’il en soit, malgré les surenchères mémorielles, nous vivions dans un présent de narration qui n’envisage que le futur antérieur et le passé simple. Tyrannie de l’instant ou présentisme ? Peu importe, l’essentiel est de fêter dignement les quatre cents ans de Pierre-Paul Riquet, même si l’histoire immédiate du Canal s’est déjà estompée.

Avant d’enchanter les berges, notamment à la place du campement devant la gare, il fallait les laisser s’aérer, la végétation se régénérer et surtout éviter toute possibilité d’investissement des lieux par de nouveaux nuisibles. Résultat : 300 mètres de grilles métalliques couleur rouille. Une variante locale du green washing.

Lorsque Dame Nature est de retour, il faut laver plus blanc que blanc ; c’est pourquoi Chemin(s) d’eau fait appel à des artistes. À la jonction de la rue Bayard [Le phun. Et bien sûr, il n’est pas question de savoir quels sont les objectifs des artistes, si tant est qu’ils en aient. Tant mieux, cela permet de valider les préceptes du Maître ignorant et du Spectateur émancipé de Jacques Rancière . Pourquoi connaître les intentions de prestataires de service puisque dans un mode de gouvernance où règne l’amnésie fonctionnelle, personne n’est responsable de rien.

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diaspora du Peuple pheuillu

Peut-on blâmer les membres d’une compagnie qui ont durement lutté à la marge pour la constitution d’un champ des Arts de la rue , la naissance du concept attrayant des « Nouveaux territoires de l’art » et la réalisation de L’Usine, espace onéreux de création aux réminiscences fordistes. De l’angle mort à l’Institution, une vingtaine d’années suffisent pour inventer l’artistic washing et cautionner les faits et gestes « d’un Parti socialiste pour lequel le rose est déjà bien trop rouge » .

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Les Pheuillus, kézako ?

La colonisation culturelle est une composante du processus de gentrification et d’homogénéisation sociale des centres villes européens . À Toulouse, il est possible de douter d’un tel assaut des classes moyennes et supérieures dans le centre-ville.En réalité, celui-ci n’a jamais cessé d’être bourgeois à l’exception de quelques interstices et poches de résistances. Le Canal du Midi est encore un point de blocage des politiques publiques d’aménagement. Nonobstant, la pression démographique et immobilière (ZAC de Ponts-Jumeaux, immeubles de la rue Jean Dagnaux et agrandissement du Conseil général de Haute-Garonne) va nécessiter de rendre la voie d’eau plus abordable. Faute de vraies ambitions sociales en mode bottom-up et d’une distribution égalitaire des richesses, les marges qui s’y exposent ne disparaîtront pas mais se recomposeront rapidement ailleurs, hors champ.

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Malgré tout…

Textes écrits par ZéroS tiré du site Article XI ou vous pourrez lire l’article complet